Dans les derniers épisodes du feuilleton Microsoft rachète ABK, nous apprenions que la firme de Redmond aurait proposé à Sony d’inclure la licence Call of Duty dans le PlayStation Plus et ce matin, un analyste parlait de l’impact éventuel de l’ajout de Call of Duty dans le Xbox Game Pass. Malgré tous ces débats, la FTC a annoncé jeudi dernier qu’elle se positionnait contre le rachat d’ABK par Microsoft en attaquant, de surcroît, le groupe en justice, mais quel impact concret la Federal Trade Commission peut-elle avoir sur la transaction ?
Un veto si problématique que cela pour la finalisation du rachat ?
Ce sont nos confrères de Gamesindustry.biz qui se sont penchés sur le sujet en interrogeant plusieurs experts juridiques. La plainte déposée par la Federal Trade Commission (FTC) des États-Unis jeudi a rebattu les cartes de Microsoft et a clairement changé la donne pour la firme de Redmond qui semblait, jusqu’à maintenant, conserver une certaine position de force. Les craintes de la FTC sont diverses, mais l’organisme cherche avant tout à réguler les fusions technologiques massives, quelles que soient leurs sources, et le passif de Xbox avec Zenimax n’aurait pas convaincu la FTC.
David B. Hoppe, associé directeur de Gamma Law, est l’un des experts juridiques interrogés. Il s’est exprimé sur la régulation de la FTC et notamment sur les fusions verticales. Une fusion verticale "implique des entreprises qui ne sont pas des concurrents directs, mais qui se situent à différents niveaux de l’industrie. Ainsi ABK est en quelques sortes un fournisseur de jeux pour le constructeur qu’est Xbox. Jusqu’à maintenant, ces fusions n’étaient pas jugées comme étant risquées ou néfastes pour les consommateurs, mais cela a évolué.
« La théorie a été que l’intégration des entreprises à différents points de la chaîne de valeur entraînerait une baisse des prix pour les consommateurs. Toutefois, il n’est pas certain que cela ait été le cas. En outre, l’opinion actuelle des économistes les plus libéraux aux États-Unis est que d’autres facteurs doivent être pris en compte, au-delà de la simple question de savoir si une fusion entraînera une hausse des coûts. Ces autres facteurs incluent l’impact sur l’innovation et les marchés du travail, par exemple. »
Selon l’expert Richard Hoeg, la problématique est bien plus simple que cela et la FTC fait juste plus attention qu’avant à appliquer les lois antitrust en général, notamment vis-à-vis des grandes entreprises technologiques et de leur impact sur des millions voire milliards de consommateurs.
« Ostensiblement, leurs plus grandes préoccupations sont que le contrôle par Microsoft des principales franchises AAA - en particulier Call of Duty - leur donnerait la capacité et l’incitation à retirer ces franchises des plateformes rivales et leur permettrait de monopoliser injustement les ventes de matériel, les services d’abonnement et le cloud gaming. »
Une bataille juridique qui ne serait pas jouée d’avance pour la FTC
Richard Hoeg a ensuite été interrogé sur la bataille juridique qui allait être engagée par la FTC. Celle-ci anime les débats et pourrait sembler difficile à mener de la part de Microsoft, mais selon Hoeg, il serait tout de même difficile pour la FTC de l’emporter devant les tribunaux.
"Du côté des consoles, pour faire valoir que Microsoft aurait un pouvoir de marché démesuré, il faut que la FTC affirme que Nintendo et le succès massif de la Switch ne font pas partie du marché pertinent qu’ils examinent - c’est difficile à vendre.
En ce qui concerne le jeu par abonnement et le cloud gaming, la FTC doit faire valoir que ces marchés sont distincts du marché global de la distribution de jeux, ce qui est également assez difficile étant donné que les deux ne représentent que des modèles commerciaux différents pour la vente et la présentation des mêmes biens. Le fait que le cloud gaming ne soit pas vendu séparément par Microsoft brouille également les pistes.
Enfin, le fait que toutes ces questions soient posées à une société qui se situe au moins au deuxième, voire au troisième rang des ventes de consoles (dans certaines juridictions), rend les arguments de Microsoft plus puissants. La FTC a un dossier très difficile".
Malgré le duel infernal engageant les autorités antitrust, Sony et Microsoft depuis des mois autour du rachat, les arguments avancés par Microsoft au fil du temps seraient finalement assez pertinents pour que la firme de Redmond plaide efficacement sa cause devant les tribunaux. David B. Hoppe n’est pas aussi optimiste quant à l’issue du procès pour Microsoft et il s’appuie sur l’article « étonnamment faible » écrit par Brad Smith dans le Wall Street Journal. Il contrebalance toutefois son propos en expliquant que les arguments les plus susceptibles de trancher l’affaire seront basés sur les précédents en matière de droit antitrust - et à cet égard, la loi n’est « pas du côté de la FTC. »
« Il parle de la capacité multiplateforme comme si c’était une chose révolutionnaire que Microsoft allait apporter au monde s’ils pouvaient acheter Activision. De nombreux lecteurs du WSJ et membres du Congrès trouveront cela intéressant. Mais comme le savent les personnes qui jouent à des jeux ou qui travaillent dans le secteur, le multiplateforme est déjà là et ne va pas disparaître, et les éditeurs n’ont pas besoin des plateformes pour cela. »
Que faut-il attendre pour la suite ?
En termes d’échéances, il faut savoir que le rachat, s’il était amené à se conclure positivement, ne serait pas bouclé avant 2024. Microsoft a encore une semaine pour répondre à la plainte de la FTC avant que la procédure formelle ne commence vraiment. Une audience est déjà prévue pour août 2023 devant un juge administratif de la FTC. D’ici là, Xbox et Microsoft peuvent tenter de trouver un accord et de faire des concessions.
Si jamais l’audience d’août a lieu, le juge pourra faire appel, s’il le souhaite, et porter l’affaire devant la Cour d’appel des États-Unis voir jusqu’à la Cour suprême. Microsoft pourra toujours tenter de trouver un accord durant les périodes de battement malgré le fait que les commissaires de la FTC aient affirmé l’an dernier « qu’ils étaient sceptiques quant à la valeur de tels accords. »
Le litige entre la FTC et Microsoft/Activision n’en est qu’à ses débuts et il est d’autant plus difficile d’en voir le bout actuellement. Néanmoins David B. Hoppe et Richard Hoeg pensent que Microsoft rejettera la plainte de la FTC. Hoppe déclare ceci :
"Jusqu’à présent, il a été très difficile pour la FTC de gagner ces affaires visant à stopper les fusions verticales. La principale raison en est que les tribunaux ont exigé de la FTC qu’elle démontre le préjudice subi par les consommateurs. Cela peut aller de soi lorsque les deux entreprises sont des concurrents directs, mais c’est très difficile dans le cas d’une fusion verticale.
Par exemple, le fait que Microsoft fournisse ou non aux utilisateurs de Xbox des fenêtres de sortie exclusives pour Call of Duty dépendra probablement de divers facteurs inconnus à ce stade. Ils peuvent déterminer que cela n’a pas de sens pour différentes raisons, ou la dynamique du marché dans deux ou trois ans peut être telle que cela n’a pas vraiment d’importance de toute façon. Il est donc difficile de faire la démonstration à un tribunal qui le convaincra d’intervenir pour arrêter une transaction de 69 milliards de dollars."
Richard Hoeg poursuit dans cette dynamique en ajoutant ceci :
"Si l’affaire devait aller jusqu’à une décision de justice, je pense que Microsoft gagnerait. La question la plus délicate est de savoir si Microsoft ira jusqu’au bout d’une telle décision ou se retirera avant, en particulier si la CMA [l’autorité de la concurrence et des marchés, un régulateur britannique] et l’Union européenne s’y opposent également.
Ces choses prennent beaucoup de temps, d’argent et de ressources, et de nombreuses agences parient essentiellement qu’une entreprise abandonnera en fonction de la pression qu’elles peuvent exercer avec une plainte. "
Hoeg conclut son propos sur les « frais de pénalité » que Microsoft devrait payer pour annuler la transaction. La firme de Redmond devrait payer 2 milliards de dollars pour arrêter l’opération avant le 18 janvier 2023 et 3 milliards de dollars d’ici au 18 avril 2023.
Pour ce qui est des enquêtes respectives menées par la CMA et l’UE, Hoeg ne pense pas qu’elles aient un impact très important étant donné que « les préoccupations politiques auxquelles la CMA ou la CE pourraient être confrontées en engageant une action sont considérablement réduites par le fait que la FTC a déjà agi dans ce domaine ». David B. Hoppe estime que l’action juridique de la FTC impactera inévitablement le résultat dans d’autres juridictions, comme le Royaume-Uni et l’UE.
La transaction de Microsoft pour racheter ABK ira-t-elle au bout ?
Pour David B. Hoppe, la plainte de la FTC complique clairement la situation et une annulation potentielle du rachat n’a jamais été aussi plausible qu’actuellement. L’annonce du rachat fête bientôt ses un an et le sujet a déjà fait couler beaucoup d’encre sur l’année 2022.
« Je serais surpris que l’on n’envisage pas sérieusement d’annuler l’accord et de payer les frais de rupture, s’ils s’appliquent. S’ils vont de l’avant et ne parviennent pas à un règlement provisoire avec la FTC, je pense qu’ils l’emporteront. Il est même possible qu’ils gagnent en août de l’année prochaine devant le propre juge de la FTC, comme cela s’est produit récemment dans une autre affaire de fusion verticale. »
Selon Richard Hoeg, la firme de Redmond devrait aller au bout pour « montrer l’exemple » face aux autres acteurs de l’industrie, ne serait-ce que pour voir si une telle transaction peut aboutir malgré les innombrables obstacles à surmonter pour y arriver. Cette situation est inédite dans le secteur et Microsoft avance à tâtons pour tenter de finaliser ce rachat.
« Personnellement, j’aimerais que Microsoft poursuive la procédure car je pense qu’une décision finale permettrait aux participants de l’industrie de mieux comprendre ce qui est et sera autorisé, mais ce n’est pas mon argent ni mon temps qui sont en jeu. C’est presque entièrement 50/50 à mes yeux, et cela dépend entièrement de l’appétit qu’a Microsoft pour aller jusqu’au bout de cette affaire. »
Quoiqu’il en soit, les éclaircissements de nos deux économistes sont plus qu’intéressants par les temps qui courent et on espère que de nouvelles précisions liées au rachat d’ABK par Microsoft nous seront partagées dans les prochains jours.