« Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître ».
Parfois, être un vieux joueur est un véritable privilège. On a vécu des époques vraiment sympa, profitant de choses qui n’existent plus aujourd’hui.
En ce qui concerne les jeux vidéo, je pourrais parler de la curiosité maladive que faisaient naître les magasines spécialisés chez les lecteurs, seul média valable avant l’avènement d’internet et de la sur-information. Je pourrais aussi parler de l’émerveillement qu’on pouvait ressentir face aux avancées technologiques considérables et très marquées visuellement, les progrès relevant aujourd’hui plus de détails.
Mais non, je vais vous parler des bornes d’arcade, que ce soit dans les salles de jeux, sortes de temples dédiés au Dieu Pixel, ou dans les bars qui en avaient toujours une ou deux dans un coin à côté du flipper.
Aujourd’hui, les jeux vidéo, même en ligne, c’est chacun pour soi. On joue dans notre maison et on peut avoir accès au top de la technologie du moment. Effet pervers de sa démocratisation, ce loisir s’est également accompagné d’une certaine banalisation. La rareté provoque l’excitation, et c’est très exactement ce que proposaient les salles de jeux.
Pour ceux, nombreux, qui n’ont jamais mis les pieds dans ces lieux bénis, voilà une petite description de la façon dont les choses se passaient alors…
Tout bon joueur connaissait parfaitement la localisation des salles de jeux, et se devait d’y passer de temps en temps, pour guetter les nouveautés éventuelles. Pendant les vacances dans un endroit inconnu, on gardait pendant les premières balades un œil attentif pour repérer où elles se trouvaient.
Le cérémonial commençait avant même d’entrer : c’était d’abord le bruit qui fournissait les premières sensations. Une véritable cacophonie de sons, chaque borne crachant les watts et cherchant à attirer le chaland. A peine entré, c’est l’odeur qui se signalait en deuxième. Le tabac, bien entendu, mélangé avec cette odeur unique d’appareils multiples chauffants leurs composants.
Ensuite seulement, le visuel entrait dans la danse. Il y avait les rangées de bornes « classiques », avec leurs deux manettes, à base de cartes JAMMA ou formats équivalents, mais surtout là où les bornes stars de la salle siégeaient, celles pour lesquelles on pouvait venir de loin. Des jeux avec des cabines à vérins, d’autres avec des flingues plus ou moins grands, d’autres acceptant quatre joueurs (Gauntlet), d’autres enfin avec des systèmes de contrôle alternatifs (sticks à crans, trackball, double stick…). Une fois identifiées ces stars, il était de bon ton d’arpenter la salle pour voir l’ensemble des bornes avant de se décider sur la façon dont on allait dépenser nos quelques pièces. Un gros budget ? Idéal pour essayer de nouveaux jeux ! Juste quelques pièces ? Alors mieux valait se concentrer sur les quelques titres parfaitement maîtrisés.
Même sans argent, on pouvait passer un temps considérable à regarder jouer les autres, pour découvrir de nouveaux niveaux, ou bien pour espionner leurs techniques qui allaient forcément nous permettre plus tard de substantielles économies.
L’inverse était vrai également. Des curieux pouvaient rester planter à cinquante centimètres juste dans l’attente de voir comment vous alliez faire pour battre le boss du troisième niveau de R-Type, ou pour observer d’où surgissaient les ennemis de la base militaire dans Shinobi. Il n’était pas rare d’entendre des choses comme « Hé, viens voir ! Y’a un mec qui est au niveau 27 de Bubble Bobble et qui n’a toujours pas perdu une seule vie ! ».
Il y avait plusieurs catégories de salles. Les plus répandues étaient celles que je qualifierais de salles…sales ! Je veux dire par là des indépendants, pas forcément très regardants sur le ménage (des mégots écrasés au sol), et dans lesquels on pouvait souvent boire de la bière. On peut rapprocher de ces salles les espaces dédiés aux jeux des bars. C’étaient celles que personnellement je préférais. Ce qui se rapprochait le plus des lieux de perdition décrits par nos parents ! D’abord à cause de l’odeur : au métal et à la cloppe s’ajoutait l’odeur persistante de la bière, le tout formant une nouvelle odeur caractéristique qu’on ne trouvait que dans ces lieux. Ma madeleine de Proust à jamais disparue. Mais aussi et surtout parce que dans ces endroits les jeux les plus récents côtoyaient les plus anciens. Quand on était accroc à un jeu en particulier, au fil des années c’était là qu’il continuait d’exister.
L’autre catégorie, ce sont les salles…propres. Celles gérées par Sega (la tête dans les nuages), ou bien par des chaînes locales. Avantage indéniable : on pouvait y trouver les versions les plus luxueuses de cabines ou de bornes connectées (qui n’a jamais joué à Daytona connecté n’a jamais vraiment joué aux jeux vidéo). L’ambiance était plus familiale, avec interdiction de fumer et de la moquette au sol…Pas désagréable non plus.
Aujourd’hui, pour trouver une borne d’arcade (ou pire, un flipper), il faut aller dans les entrées des multiplexes. Cela coûte très cher, surtout comparativement au prix qu’on payait il y a des années (5 francs pour 3 crédits…soit moins d’un euro). Mais surtout…L’excitation de cette époque perdue a disparu. Ce qu’on voit sur l’écran de ces bornes, on sait très bien qu’on peut avoir au moins aussi bien à la maison. Seules les cabines peuvent encore permettre à l’arcade d’exister, et encore.
C’est le paradoxe de l’évolution des consoles. Avoir toujours mieux à la maison est génial, et je suis le premier à m’en réjouir. Mais la valeur d’une partie n’est plus la même. Quand on mettait nos pièces dans une borne, c’était notre argent, de façon très tangible, qu’on jouait. Autant dire qu’on cherchait à en profiter un maximum.
Si je suis nostalgique de cette époque ? Un peu. Autant j’adore notre époque qui nous permet de profiter de choses fantastiques, de machines qui sont 50 fois plus puissantes que les bornes d’antan, autant je ne retrouve pas la joie simple de buter des crapules debout devant ma borne de Double Dragon, ou bien d’enchaîner les slaloms au milieu des tirs adverses dans 1942.
Ça fait très vieux con, tout ça, non ? En fin de compte, ce n’est peut-être pas un si grand privilège d’être un vieux joueur…