Adapter Lovecraft en jeu vidéo n’est pas une mince affaire. On peut facilement regarder derrière nous et voir les multiples références plus ou moins subtiles disséminées ça et là au détour d’un jeu de rôle bien éloigné de l’univers de Lovecraft ou même s’enorgueillir d’avoir pu jouer et finir les rares bons jeux adaptés de son oeuvre. Car ils sont rares. Du point and click Shadow of the Comet sorti en 1993 au FPS/infiltration Call of Cthulhu : Dark Corners of the Earth de 2005 en passant par Prisoner of Ice sorti en 1995 et Eternal Darkness en 2002, sans oublier l’excellente parodie Cthulhu Saves the World de 2011, ces jeux-là ont réussi l’exploit de ne pas froisser l’admiration que j’éprouve pour les oeuvres du maître. Je ne compte même pas les nombreux jeux inspirés par sa mythologie. La plupart des autres ont sombré dans l’abîme de ma mémoire. The Sinking City entre dans la danse sur Xbox One et les amateurs de l’œuvre l’attendent de pied ferme, et dans un monde de folie on trouverait presque osé de se demander : à raison ?
Les pieds et la technique dans l’eau
1920, Charles Reed est un ancien Marine, seul survivant de son unité, il est maintenant détective privé à Boston. Il est plutôt bon car suite aux évènements qui a coûté la vie à ses anciens camarades, il possède un incroyable don de double vue, un don qui s’accompagne de visions cauchemardesques qui le hantent de plus en plus régulièrement. Toutes ses tentatives de soins ont échoué jusqu’au jour où il reçoit une étrange lettre l’invitant à rejoindre la ville d’Oakmont où on lui assure qu’il pourra trouver de l’aide et mettre un terme à ces horribles visions. C’est dans cette ville étrange, ravagée par une terrible inondation qui a fait disparaître la ville voisine d’Innsmouth que Charles Reed va mener son enquête et découvrir le mal qui se cache derrière cette folie qui le ronge…
The Sinking City marque les premiers pas des créateurs de la série des Sherlock Holmes dans le jeu en monde ouvert. La technique n’étant déjà pas la force de la série du célèbre détective anglais, autant dire que le passage au monde ouvert n’arrange pas les choses. Les animations sont risibles – on a plus l’impression de diriger un patineur qu’un détective privé – ça ramouille sévère à l’extérieur, même sur Xbox One X, et les textures vont du très détaillé à de l’indicible (je vais le placer plusieurs fois celui-là) et il n’est pas rare de se retrouver bloquer dans le décor si on explore de façon un peu trop poussée. En parlant d’exploration, vu que très peu d’éléments sont interactifs, ces derniers sont affublés de gros signes afin que l’on ne cherche pas trop longtemps la porte que l’on peut ouvrir ou la caisse que l’on peut fouiller.
Ces défauts techniques n’empêchent pas The Sinking City de disposer d’une ambiance propre, singulière et particulièrement plaisante. Même paré de nombreux artefacts cache misère, l’atmosphère d’Oakmont arrive à happer le joueur avec ses décors poisseux, ses rues inondées, et ses murs suintants et tachés de rouille. Quelques jolis effets de lumière sur ces décors soignés arrivent parfois à nous replonger dans une intrigue qui a bien du mal à nous maintenir immergé dans ses eaux...
L’horreur indicible
Indicible : adj. Qu’on ne peut exprimer ; ineffable, indescriptible.
La première enquête de The Sinking City résume à elle seule l’intégralité des défauts du jeu. Elle condense l’intégralité du gameplay en guise de tutoriel et donne l’impression de cocher méthodiquement, un à un, tous les critères de la production vidéoludique tout-venante. Normal de commencer par un tutoriel me direz vous, sauf que de cette manière presque chirurgicale on enlève toute montée progressive de l’intrigue, cette plongée dans l’horreur lente et progressive si chère à Lovecraft dans l’intégralité de son oeuvre. The Sinking City fait un hors sujet dès son entrée en scène.
Dès que Charles Reed arrive au port d’Oakmont, il tombe sur le faciès primate d’un des notables (faction) du jeu, puis sur les visages monstrueux des habitants d’Innsmouth réfugiés dans Oakmont suite à la disparition de leur ville (autre faction). Charles Reed ne s’en émeut à aucun moment malgré la direction artistique sans aucune nuance du visage monstrueux de ces habitants, sans aucune finesse. De même après les faits étranges révélés par sa vision double sur cette première enquête, et la première créature étrange qu’il tue. Notre personnage semble totalement détaché des évènements surnaturels qui se déroulent sous ses yeux, totalement détaché de l’horreur qui ne prend même pas la peine de se cacher. L’indicible est là, sous nos yeux, dès les premières minutes de jeu, bien montré, sur-exposé. À peine souligné par la jauge de santé mentale de notre personnage comme pour nous montrer de façon mécanique que certains évènements vécus par Charles Reed sont plus bizarres que d’autres.
The Sinking City ne fait preuve d’aucune subtilité, d’aucune finesse même dans ses enquêtes qui semblent faire office de remplissage au regard de leur conception à tiroirs ou selon le principe de poupées gigognes. Le résultat donne un fonctionnement très artificiel, très jeu vidéo, avec des déductions à construire sur un principe d’association d’indices très simples sans aucune sanction si on se loupe. The Sinking City est continuellement embourbé dans ses mécaniques jusqu’à nous imposer des scènes de tir pataudes et mal fichues, mais présentes partout et n’importe quand. L’arsenal dont dispose Charles est bien complet et détaillé mais on s’en serait presque passé, tout comme le gain de niveaux et les compétences à débloquer dont la plupart sont inutiles et anecdotiques comme transporter plus de munitions, augmenter ses jauges de vie et de santé mentale et gagner plus d’expérience. The Sinking City sombre malheureusement dans l’abîme en s’attaquant à un mythe dont il n’a pas su saisir toute la dimension.