Je l’ai quittée il y a dix ans. Dix années où je n’ai cessé de penser à elle. Dix années hanté par son visage, impassible, les paupièrs fermées, une mèche brune comme posée sur le front, éclairé par la chaude lumière du soleil de Casablanca. Dix années à attendre son réveil du coma dans lequel elle est tombée. Dix années à souffrir. Aujourd’hui je la retrouve. Je sais qu’elle va se réveiller et je souhaite reprendre cette aventure que j’avais avec elle, lui donner une suite et surtout en connaître sa conclusion. Je suis heureux et inquiet à la fois, heureux de reprendre un bout de route avec elle mais inquiet de ne pas pouvoir l’aimer comme je l’ai aimée il y a dix ans. J’ai aussi peur que ma mémoire ne me joue des tours et de ne plus arriver à me souvenir de tous ces bons moments que j’ai passés avec elle. J’espère secrètement qu’elle me pardonnera et qu’elle m’aidera à recoller les morceaux. Elle s’appelle Zoë Castillo et l’aventure que l’on a commencée ensemble va enfin connaître son épilogue dans Dreamfall Chapters.
Tu te rappelles ?
Lorsqu’une femme nous pose cette question, machinalement on lui répond par l’affirmative, histoire de nous laisser un peu de temps pour nous en rappeler vraiment ou alors jouer le bluff en espérant qu’elle nous fasse part de ce que l’on a oublié à notre place. J’avoue que cette entrée en matière peut paraître sexiste et je m’en excuse, mais j’ai eu l’impression en commençant Dreamfall Chapters de me retrouver devant cette même problématique de couple et d’y répondre de la même façon. Dreamfall Chapters est la conclusion d’une série qui a commencé en 1999 avec le jeu d’aventure (un “point and click”) The Longest Journey et dont la suite, Dreamfall The Longest Journey arriva en 2006. Il fallut attendre 2017, soit dix ans plus tard et une levée de fonds réussie via Kickstarter pour enfin pouvoir jouer à l’épilogue d’une formidable saga. Reprendre une saga après dix années de coupure et espérer se souvenir des tenants et des aboutissants de l’intrigue, de ses protagonistes, de ses personnages secondaires aussi emblématiques soient-ils est, avouons-le, particulièrement difficile. Alors à la question “Tu te rappelles ?” posée au début du jeu, on répond machinalement oui pour être poli et on va directement regarder la cinématique présente dans les options censée nous remémorer les principales intrigues de la série. Histoire de nous remettre dans le bain tranquillement, sauf qu’au lieu de ça, on boit la tasse.
La vidéo est assez sibylline pour un vieux joueur, je n’ose même pas imaginer ce que cela peut être pour un nouveau venu, et pour ne rien arranger ils ont oublié d’en faire les sous-titres. Aucun souci pour les anglophones, mais pour les autres, ce sera la noyade assurée dès les premières minutes de jeu ; d’autant plus incompréhensible que ce dernier, lui, dispose de sous-titres français d’assez bonne facture. Une entrée en matière déjà difficile pour les fans de la première heure qui s’avère totalement impossible pour tous les nouveaux venus. Il faut reconnaître que l’univers créé par Ragnar Tørnquist, le scénariste et producteur du premier jeu est tellement vaste et si formidablement construit qu’il nécessite d’être pleinement appréhendé par le joueur pour l’apprécier à sa juste valeur. Si vous n’avez pas, au moins, joué à Dreamfall The Longest Journey, il semble totalement déraisonnable de vous lancer dans l’aventure de ce dernier épisode sous peine d’être totalement largué dès les premières minutes de jeu. Dreamfall Chapters est un jeu financé par les fans de la première heure et fait pour ces mêmes fans. Si vous désirez vraiment vous attaquer à cette épopée allez faire un tour sur Steam ou GOG pour commencer l’aventure proprement comme il se doit ! Sachez que vous ne le regretterez pas si vous êtes amateur de bonne et belle histoire.
La magie opère toujours
Dreamfall Chapters reprend l’intrigue laissée en suspens à la fin de Dreamfall The Longuest Journey. Les deux mondes, les deux parties d’un cercle scindé il y a plusieurs millénaires de cela, existent toujours. Stark est le monde de la science et de l’ordre, Arcadia celui de la magie et du chaos, chacun de ces mondes est menacé de destruction. Deux personnages au destin radicalement différent vont toutefois tenter de sauver ce qui peut encore l’être.
On retrouve Zoë, habitante du monde Stark, plongée dans le coma, piégée dans le Monde des Histoires, l’endroit où se déroulent tous les rêves, par sa mère. Elle aide comme elle peut les victimes de la Machine à Rêves de WatiCorp semblant se résoudre à finir sa vie dans ce néant. De son côté, Kian, l’assassin Azadi d’Arcadia, est considéré comme un traître par son propre peuple. Emprisonné, il attend son exécution mais ne se doute pas que, lui, le plus redouté des Azadis va être libéré par le peuple qu’il avait pour mission de persécuter jadis. Kian va passer de bourreau d’un état raciste à celui de bras armé de la rébellion des opprimés. Je vais arréter la présentation de l’histoire ici afin d’éviter de vous perdre un peu plus en tentant de résumer une saga débutée en 1999 et son univers particulièrement complexe et riche. Sachez juste que Ragnar Tørnquist n’a en rien perdu sa plume et il excelle encore dans les dialogues et la caractérisation tout en finesse de ses personnages. On retrouve entremêlés les thèmes chers à l’auteur : l’acceptation de la différence et les libertés individuelles. On s’attache très rapidement aux personnages et même si l’histoire est parfois difficile à suivre, notre implication dans les épreuves et les questionnements qu’ils rencontrent est totale.
Tout en préservant ses origines de “point and click”, Dreamfall Chapters emprunte à Telltales son système de choix/conséquences. Ils sont ici agrémentés d’une réflexion intérieure des personnages, nous permettant de choisir de façon plus pertinente l’action ou la réponse qui nous paraît la plus juste. Même si certaines décisions influent directement sur l’histoire en proposant un arc narratif alternatif, la plupart n’auront qu’une influence mineure comme dans les jeux Telltale. Les vétérans des jeux d’aventure regretteront certainement la simplification extrême des énigmes déjà constatée dans Dreamfall The Longest Journey. On ne sera jamais arrêté plus que nécessaire pour résoudre les casses-tête bateaux, juste le temps de prendre les objets disponibles dans son environnement immédiat et les deux secondes de réflexion pour comprendre dans quel ordre les utiliser. On retrouve aussi les petites séquences d’infiltration qui, à défaut d’être réussies, ont au moins le mérite de briser la monotonie de notre progression.
L’écriture et les dialogues dans leur ensemble ne sont pas les seuls points forts de Dreamfall Chapters. Artistiquement, le jeu fait des miracles. Vraiment. La petite équipe de programmeurs derrière cet ultime volet de la saga ne sont pas des cracks du codage, loin de là, le jeu est techniquement daté pour ne pas dire plus. Les animations sont… nulles dans leur ensemble et la caméra totalement asthmatique. Dès qu’il faut bouger notre personnage, le jeu fait peine à voir. Et pourtant Dreamfall Chapters arrive à nous faire oublier cette réalisation chaotique par la seule force de sa direction artistique hors norme. Le monde de Stark, dans lequel évolue Zoë, est un ersatz chatoyant de celui de Blade Runner structuré autour d’excellentes idées pour un futur d’anticipation, comme le téléphone-hologramme intégré à la pupille de l’oeil. Tout est pensé, réfléchi et cohérent, ce qui facilite grandement notre immersion dans l’univers du jeu et notre attachement aux personnages (parfaitement doublés en anglais ou en allemand). Les zones principales sont vastes, même un peu trop par rapport à ce que l’on y fait et fourmillent de vie, le rendu est vraiment impressionnant au regard de la modestie de l’équipe. On est aussi surpris par la faculté qu’a Dreamfall Chapters à nous offrir quelques moments de grâce qui ne sont pas sans rappeler ceux de Life is Strange dans la confrontation de l’héroïne avec son quotidien. Et ceci n’est rendu possible que par l’excellent travail du compositeur Simon Poole qui signe une bande son en tous points somptueuse.