Au-delà du divertissement, le jeu vidéo peut être un vecteur social très intéressant à exploiter dans différents secteurs. Cela fait un moment que le jeu vidéo est utilisé à des fins éducatives dans des écoles ou des universités, mais aujourd’hui, c’est l’univers du développement de jeux vidéo qui franchit les portes de plusieurs prisons argentines.
Un programme pour initier des prisonniers argentins au développement
C’est Mishka Palacios de Caro qui est à l’origine du programme « Développement de jeux vidéo en prison » depuis deux ans. Tous les jeudis, cet enseignant universitaire se rend au pénitencier Marcos Paz, à Buenos Aires, pour initier dix détenus à la création de jeux vidéo. Le programme a été étendu à deux unités du pénitencier de Marcos Paz et une dans le pénitencier voisin d’Ezeiza.
Les journalistes de Rest of World sont allés à la rencontre de Palacios de Caro pour mieux comprendre les enjeux de cette démarche aussi étonnante qu’intéressante. L’enseignant transmet en priorité des compétences de narration, de programmation et de conception sonore aux détenus participant au programme. Certains d’entre eux sont relativement jeunes, à l’image de Mauricio, âgé de 20 ans, qui participe au programme. Incarcéré depuis trois ans, le jeune homme n’a pas pu toucher aux jeux vidéo depuis un long moment alors qu’il appréciait passer du temps sur Grand Theft Auto ou Call of Duty. Cet atelier lui permet de renouer avec cette passion d’une manière différente comme il l’explique :
« Ce n’est pas un atelier comme les autres. Il y a une dynamique différente, principalement parce que la technologie est impliquée... Cela nous donne aussi un projet de vie ».
Les propos de Mauricio témoignent d’une envie générale des détenus argentins, ces derniers souhaitant avoir accès aux loisirs et à l’éducation par le biais de la technologie depuis un moment. Cependant, le système pénitentiaire fédéral argentin interdit l’utilisation des téléphones portables et seules certaines prisons locales ont réussi à les autoriser. Cependant, Palacios de Caro, en tant que président de Fundav (une coopérative de jeux vidéo argentine), a découvert qu’il était possible de négocier avec plusieurs organisations visant à développer une initiative visant à initier des petits groupes de prisonniers au développement, deux heures par semaine.
Après avoir obtenu l’approbation de la bureaucratie pénitentiaire, Palacios de Caro a dû affronter d’autres obstacles, notamment d’un point de vue sécuritaire. Les détenus n’ont pas le droit d’accéder aux plateformes de médias sociaux et aux sites d’information par exemple. Les autorités ont également hésité à autoriser l’utilisation de programmes informatiques dont elles n’avaient jamais entendu parler. Les détenus peuvent finalement utiliser Construct (outil de création de jeux en 2D), Fruity Loops (production musicale) et Twine (plateforme de narration libre).
"Nous partageons un seul compte Gmail pour tous les ateliers.
Le système pénitentiaire est très réticent à l’idée de mettre à jour le contenu éducatif auquel les élèves ont accès.
Souvent, les autorités ne comprennent pas quels sont les outils dont nous avons besoin ni pourquoi nous en avons besoin."
Le faible taux d’alphabétisation des étudiants et les budgets limités des prisons pour ce type d’activités ont été d’autres contraintes à prendre en compte, mais pour Palacios de Caro, ce programme dépasse le simple cadre d’une activité divertissante ciblant des étudiants détenus.
« Ces étudiants ont été laissés pour compte par le système et l’État. »
- Mishka Palacios de Caro
L’interview accordée par Palacios de Caro aux journalistes de Rest of World nous apprend notamment que plusieurs jeux ont été créés par des détenus et que certains concepts sont particulièrement réussis et bluffants. L’un des jeux nous met dans la peau d’un détenu tombé amoureux d’une personne en liberté. Le protagoniste doit parler à sa bien-aimée afin de maintenir la relation à flot sans que les gardiens de prison le voient. Plus l’histoire avance, plus le risque d’être découvert augmente et plus vous devrez dépenser des ressources pour recharger votre crédit. Le principe est simple, certes, mais cela pourrait être la base d’une aventure narrative très intéressante, et Palacios de Caro n’en pense pas moins.
« C’est une idée merveilleuse. Tout le monde a apporté ses propres idées - comment le personnage pourrait recharger son téléphone ou comment il pourrait lui envoyer des photos via WhatsApp. Tout d’un coup, c’est devenu un projet collectif ».
La conseillère du système pénitentiaire, Mme López González, a déclaré que le système carcéral argentin était encore assez réticent quant à ces programmes, car de nombreux fonctionnaires pensent que ces derniers seront la porte d’entrée à toutes sortes d’excès, qu’un téléphone ou un courriel permette à un détenu de communiquer avec le monde extérieur sans être repéré.
« Certaines autorités ne s’intéressent qu’aux questions de sécurité dans les prisons. »
Mme López González pense justement que ce programme axé sur le développement de jeu peut avoir un impact très positif d’un point de vue récréatif, mais aussi éducatif, en réduisant notamment la violence en prison et en créant des bulles créatives et productives pour ces détenus. Palacios de Caro poursuit en ajoutant que les détenus sont, au fur et à mesure, de plus en plus aptes à imaginer des projets de jeux sortant du cadre de la prison, qui est l’un des seuls cadres qu’ils connaissent depuis plus ou moins longtemps pour la plupart.
"Au début, il y a beaucoup de projets autoréférentiels. Ils se sentent pris au piège... Puis, avec le temps, des projets axés sur d’autres intérêts voient le jour. Il est fascinant de voir comment les étudiants eux-mêmes peuvent se surprendre avec leurs propres idées.
Les studios de jeux ont besoin d’employés. Et les personnes anciennement incarcérées ont besoin d’un endroit où travailler une fois libérées.
Ils réfléchissent beaucoup à la manière dont ils se débrouilleront une fois sortis de prison. En prison, leur vie est en quelque sorte mise en pause, mais le monde extérieur ne les attend pas non plus. Nombre d’entre eux ne peuvent pas faire face aux exigences croissantes de la société lorsqu’ils sont libérés."
Cette initiative extrêmement intéressante est assurément une piste d’avenir qui pourrait permettre à des détenus sélectionnés de retrouver le droit chemin à travers un domaine passionnant. Comme l’explique Palacios de Caro, ce programme permet à ces détenus de voir le bout du tunnel et d’envisager leur vie en sortant de prison. Reste à voir si un tel programme pourrait être exporté en Europe.
