Aujourd’hui est un jour de fête pour Ubisoft, la tant attendue “conférence annuelle de l’E3” a lieu ce soir à 21h. Les jeux stars, prévus pour les mois qui vont suivre, seront mis à l’honneur. On s’attend à une grosse présentation de Far Cry 6, à une longue séance de gameplay de Assassin’s Creed Valhalla, de Immortals Fenyx Rising ou de Watch Dogs Legion. Les « talents » créatifs de la boîte seront mis en avant également, ils sont tellement cools. Dans nos rêves les plus fous, on espère voir Yves Guillemot conclure le spectacle, un pistolet à eau dans la main gauche et les célèbres lunettes de Sam Fisher vissés sur sa tête, et annoncer la venue d’un nouveau Splinter Cell sur les consoles de prochaine génération. On imagine aisément le pic d’orgasmes dans la communauté des joueurs qu’une telle annonce ne manquerait pas de provoquer. Oui, ce serait vraiment chouette. Vivement ce soir !
- Allez Yves, fais-nous rêver une fois de plus ce soir !
Non, en fait, le cœur n’y est plus. La nausée et le dégoût l’emportent. Les premières révélations sur les réseaux sociaux, fin juin, de harcèlements et d’agressions sexuels commis par certaines pointures d’Ubisoft étaient un choc. L’article de Libération du 1 juillet qui décrit un système toxique, au sein même du navire amiral, dénonçait les comportements écœurants de certains “talents” créatifs, intouchables et protégés par un “mur des RH”. La parole de nombreuses victimes, femmes humiliées et souillées, était enfin libérée.
Les jours suivants, la cellule de crise formée en urgence au siège d’Ubisoft espérait que le venin médiatique s’estompe au bout de quelques jours. Manque de chance, la fièvre est tenace et les effets secondaires persistants. Libération a poursuivi son enquête et a publié vendredi sur le site et hier dans le journal papier un nouvel article. Cette fois-ci, ce n’est plus un système isolé au sein de la société qui est dénoncé, celui du service phare l’Édito, mais un pan entier de la culture de l’entreprise : “On savait”.
- La pression monte dès le premier article choc
Nous n’irons pas plus loin dans le dévoilement de l’article poignant et terrifiant de nos confrères. Simplement car nous voulons que vous achetiez ce dernier. Nous devons tous soutenir la presse investigatrice. Sachez tout de même, qu’à la lecture, c’est un vrai ménage de fond en comble qui est attendu chez Ubisoft. Il a d’ailleurs commencé. Via un communiqué paru cette nuit, le numéro 2, le “génie créatif” Serge Hascoët et la Directrice des Ressources Humaines, Cécile Cornet, viennent d’annoncer leur démission. Yannis Mallat, dirigeant des studios canadiens quitte également ses fonctions. De nombreux autres suivront. Nous ne les plaindrons pas. Du boulot, ils en retrouveront. Il y a tant d’entreprises cyniques qui ne cracheront pas sur de si grands “talents”. Malheureusement pour eux, la tâche de l’infamie marquée au fer rouge sur leurs noms sera indélébile.
Reste le cas de Yves Guillemot. Le grand patron est acculé. Le communiqué de cette nuit montre qu’il reste plus que jamais accroché à la barre du navire en plein milieu de la tempête. Le capitaine est prêt à relever ce défi immense. Toutefois, selon des propos attribués à Cécile Cornet par une des sources du journal Libé, “Yves est OK, avec un management toxique, tant que les résultats de ces managers excèdent leur niveau de toxicité”. Si ces propos sont avérés, sa position sera intenable et une place dans la charrette lui est réservée. Et même si c’est faux, un grand dirigeant doit assumer ses responsabilités. Avoir laissé se propager un tel champ de ronces au sein de son quartier général montre qu’il n’avait plus la main verte et n’était plus en phase avec l’air du temps. Reste que son sort ne peut pas être réglé comme les autres. La famille Guillemot est l’actionnaire principal d’Ubisoft avec 16% des parts environ. La prochaine assemblée générale des actionnaires risque de tanguer sévèrement. Le linge sale peut aussi être lavé en famille. Après tout, il doit bien avoir un membre du clan pour prendre le relais. Qu’il reste ou qu’il parte, la rédemption de Yves sera très longue.
- Avec moi, le changement c’est maintenant !
Ce soir, il y aura donc des annonces de jeux. Les actionnaires d’Ubisoft dormiront tranquilles : nous traiterons les informations de la conférence. Nous ne le ferons pas pour eux, nous le ferons par respect envers notre lectorat et aussi pour le travail formidable de l’immense majorité des employés d’Ubisoft qui se démènent souvent avec passion sans nuire à leurs collègues. Ce n’est pas le moment de les accabler avec un éventuel plan social dans les prochains mois, suite à une campagne de boycott réussie.
La révolution est déjà en marche, elle ne reculera plus. Que toutes les victimes de harcèlements et d’agressions sexuels, moraux ou racistes dans l’industrie vidéoludique et ailleurs libèrent leurs chaînes. Plus personne ne doit se murer dans le silence. Les derniers mots seront ceux de Virginie Despentes, parus dans Libération, une fois de plus, le 1 mars 2020 :
“Vous n’aurez pas notre respect. On se casse. Faites vos conneries entre vous. Célébrez-vous, humiliez-vous les uns les autres, tuez, violez, exploitez, défoncez tout ce qui vous passe sous la main. On se lève et on se casse. C’est probablement une image annonciatrice des jours à venir. La différence ne se situe pas entre les hommes et les femmes, mais entre dominés et dominants, entre ceux qui entendent confisquer la narration et imposer leurs décisions et ceux qui vont se lever et se casser en gueulant.
C’est la seule réponse possible à vos politiques. Quand ça ne va pas, quand ça va trop loin ; on se lève on se casse et on gueule et on vous insulte et même si on est ceux d’en bas, même si on le prend pleine face votre pouvoir de merde, on vous méprise on vous dégueule. Nous n’avons aucun respect pour votre mascarade de respectabilité. Votre monde est dégueulasse. Votre amour du plus fort est morbide. Votre puissance est une puissance sinistre. Vous êtes une bande d’imbéciles funestes. Le monde que vous avez créé pour régner dessus comme des minables est irrespirable. On se lève et on se casse. C’est terminé. On se lève. On se casse. On gueule. On vous emmerde.