Nous sommes en l’an de grâce 2007 et le produit le plus en vogue de Microsoft est une console de jeux vidéo qui vient de se faire une place de choix dans le cœur des joueurs, au sein d’un marché en pleine expansion déjà plus profitable que les autres secteurs de l’industrie du divertissement. La Xbox 360 dépassait la PlayStation 3 en termes de ventes -même si l’écart se resserrait déjà- et la Wii en termes de popularité auprès des joueurs. L’assise auprès de ce public crucial était acquise et l’équipe de Redmond pouvait donc s’atteler à aller chercher un public plus large grâce au Projet Natal, une caméra conçue exclusivement pour la capture de mouvements.
Cet article est le second d’une série en trois parties qui constitue un nouveau dossier spécial sur la Xbox One, sa genèse et sa réception mitigée de la part du public. Cette partie porte essentiellement sur le succès de la Xbox 360 et le changement de cap opéré par l’équipe Xbox avec le Projet Natal.
Au commencement, l’équipe Xbox n’avait pas de réelle stratégie. Le but de ses concepteurs était de sortir la console coûte que coûte et qu’elle soit la meilleure possible avec les meilleurs jeux. Avoir une stratégie globale pour Xbox ne viendrait qu’avec la 360. C’est ce qu’affirmait le chef de projet des Xbox OG et Xbox 360 Robbie Bach dans un podcast de Dean Takahashi pour VentureBeat en juin 2021.
La seule stratégie à l’œuvre au début était celle de Microsoft : intégrer le marché des consoles avec une offre supérieure à celle de Sony. Mais Xbox a fait mieux que cela. L’équipe de Bach n’a pas seulement sorti une console embarquant des composants largement supérieurs à ceux de sa rivale, elle a également misé sur le développement du jeu multijoueur en ligne et a sorti les titres et le service qui ont permis à cette nouvelle mode d’être fun et pratique d’utilisation.
Si la première console Xbox a été une perte financière conséquente pour Microsoft (de l’ordre de 4 à 5 milliards de dollars), elle a permis de fédérer une forte communauté de joueurs, ce qui fut un atout pour la suite. La suite justement fut la Xbox 360, entièrement pensée pour interagir avec le Xbox Live. La console s’est très rapidement imposée sur le marché et, au cours de cette génération, les expériences multijoueur sur console sont devenues une norme. Pari gagné pour Xbox et Microsoft, ils avaient misé sur le bon cheval.
Mais on peut se poser la question : Cet avenir du jeu multijoueur devenant une norme sur consoles aurait-il été possible sans le Xbox Live et Halo ? A quel moment franchit-on la frontière entre voir l’avenir et provoquer cet avenir ? Quand on est un géant de la trempe de Microsoft, cette frontière n’existe pas réellement : les équipes d’analystes voient un avenir et la société mobilise ses ressources pour créer cet avenir. Le problème c’est que cette façon de faire ne laisse aucune véritable marge d’erreur et si vous foncez tête baissée dans une direction, mieux vaut que celle-ci ne débouche pas sur un mur.
1 - Vous êtes la manette
En 2007, cette direction semblait bonne lorsque Don Mattrick vint échanger son poste à la tête d’EA Sports avec Peter Moore, pour prendre la direction de Xbox. On peut voir les changements de noms dans ce business comme de simples modifications sur un organigramme. Après tout, il s’agit de machineries tellement complexes avec tellement de rouages différents que ce n’est pas une personne qui va tout chambouler… Pourtant, Don Mattrick n’était pas venu seul. Il avait apporté avec lui sa propre vision de l’avenir du jeu vidéo et Microsoft lui faisait d’autant plus confiance que leur vision pour le futur de leurs autres gammes de produits allait très vite coïncider.
Durant une réunion interne tenue courant 2007, le successeur de Peter Moore donna le ton : “Il faut redéfinir les fondements de notre mode d’interaction [avec les jeux vidéo]”, annonce relatée par Marc Whitten, alors Vice Président du Xbox Live et relayée par Wired. Pour le nouveau leader canadien de Xbox, le jeu vidéo devait sortir des sentiers battus et être adopté par toute la famille et cela ne pourrait se faire qu’en parvenant à se passer des manettes, trop complexes pour beaucoup. Et plutôt que de remplacer lesdites manettes par des émetteurs semblables à des télécommandes comme certaines entreprises nipponnes, pourquoi ne pas simplement se passer d’objet matériel ?
Une véritable capture de mouvements par une caméra infrarouge apporterait une fluidité et une précision encore inédites. L’attrait était d’autant plus fort que la firme de Redmond avait conclu l’année précédente un partenariat avec la société israélienne PrimeSense, qui développait justement cette technologie. Au cours des trois années suivantes, cette révolution serait connue en interne comme le Projet Natal, du nom de la ville brésilienne dont était originaire Alex Kipman, superviseur de la recherche matérielle chez Microsoft, qui avait découvert cette technologie lors d’une présentation de la GDC en 2006 et avait mis en contact les deux sociétés. Avec la Wii, Nintendo venait d’allumer une bougie. Grâce au Projet Natal, Microsoft apporterait l’aurore.
“Microsoft ne réinvente pas la roue, il la rend inutile”
Présenté à l’E3 2009, le Projet Natal promettait de transformer à jamais l’industrie vidéoludique. Grand fan de jeux vidéo en général et de Halo en particulier selon ses propres dires, Steven Spielberg vint sur scène pour présenter le projet et les possibilités offertes par Natal. Sur le moment, ce dispositif semblait novateur et attrayant en tant qu’ajout facultatif à la Xbox 360. Pourtant, ce n’était pas une présentation comme les autres et ce n’est qu’avec le recul, et en connaissant le contexte dans lequel se trouvait Microsoft à ce moment de son histoire, qu’on peut aujourd’hui prendre la mesure de ce qui était en train d’être annoncé.
Les principes du projet Natal s’appliquaient en fait déjà à plusieurs produits sur lesquels travaillait Microsoft et, un jour ou l’autre, ils s’appliqueraient à tous, sous une forme ou sous une autre. Spielberg résuma la situation de la façon suivante : “Microsoft ne réinvente pas la roue, il la rend inutile”, comprenez : Microsoft a trouvé un moyen d’avancer plus efficace que la roue.
- Don Mattrick, leader de Xbox (à gauche) et le « maître du septième art » Steven Spielberg (à droite) lors de l’E3 2009. Crédits photo : Microsoft
À en croire le maître du cinéma et son acolyte canadien, une caméra infrarouge était sur le point d’apporter un futur radieux dans nos vies monotones. L’avenir prouvera que, dans certains cas, “les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent”, comme le disait cet ancien locataire d’un hôtel particulier du Faubourg Saint-Honoré.
Finalement, cette révolution rebaptisée Kinect n’a pas eu lieu. Aucun jeu conçu pour le dispositif ne parvint à en tirer pleinement partie et leur gameplay était souvent ennuyeux. Cela n’a pas empêché d’excellents chiffres de vente pour la première année. Avec plus de huit millions d’unités vendues entre novembre 2010 et janvier 2011, Kinect se paya même une place dans le livre Guiness des records. Pour Microsoft, c’était un grand succès commercial et la validation de la stratégie de Don Mattrick, mais surtout c’était l’assurance que le grand public semblait adhérer à leur vision de l’avenir de la technologie et qu’ils étaient donc sur la bonne voie pour la suite.
Les joueurs console traditionnels, eux, avaient un avis très différent sur la question et n’ont pas manqué de le faire savoir, mais un sentiment se développait déjà : Xbox et Microsoft ne les écoutaient plus. Pis, la direction de la marque verte communiquait presque plus sur les aspects secondaires de la Xbox 360 que sur les jeux vidéo. Le changement de ton est d’ailleurs notable. Entre 2008 et 2011, Kinect, les applications de VOD (Netflix dès 2008) et les différents services et partenariats prirent une place prépondérante lors des conférences de l’E3, jusqu’à occuper la moitié des présentations.
2 - Nouvelle expérience Xbox
- Écran d’accueil de la nouvelle interface de la Xbox 360 (2008)
C’est une règle vieille comme les gens nés en 1994 : une console de jeux vidéo peut-être plus qu’une simple console de jeux vidéo. PlayStation a montré l’exemple en permettant à ses consoles de lire les CD audio (PlayStation) ainsi que les DVD (PlayStation 2). Il s’agissait d’ailleurs de la principale source de succès pour la marque et d’inquiétude pour Microsoft : Sony ne parvenait pas seulement à s’implanter dans les foyers, non, Sony déplaçait la console de la chambre pour l’emmener dans le salon. Ainsi, dès le début, Xbox se devait d’être plus qu’une simple console.
La console originale permettait d’office une connexion à internet et intégra rapidement un service tout entier dédié au jeu en ligne. La même année, la Xbox recevait de façon non officielle son propre Media Center, le Xbox Media Player, rebaptisé plus tard Xbox Media Center (XBMC), puis en 2014 Kodi. La Xbox 360 sera la première console Xbox à investir réellement le monde du divertissement. D’abord par ses services, le marché Xbox proposant non seulement des jeux et des extensions mais aussi du contenu multimédia plus classique, puis par ses partenariats.
En 2008, cet intérêt pour le divertissement devint un point clef de la transformation du système de la 360 avec l’apparition de Netflix en exclusivité sur la plateforme et un ravalement de façade qui viendrait remplacer l’interface Blades classique de la console par la New Xbox Experience (NXE), une interface dédiée au divertissement (bien que les jeux soient toujours mis en avant) dont l’identité visuelle était grandement inspirée du Windows Media Center. Le message était clair : avec Xbox , vous avez les meilleurs jeux et maintenant, vous aurez aussi le meilleur du divertissement car Xbox est bien plus qu’une console de jeux. Comme dit précédemment, ce type d’usage serait fortement mis en avant par le constructeur dans les années suivantes.
3 - Véritable métamorphose du marché ou prophétie auto-réalisatrice ?
Vous connaissez sûrement l’histoire de ce gars qui voit sa bien-aimée mourir dans ses cauchemars et, vu qu’il est un peu spécial, il se dit que ça va forcément arriver. Du coup, il y a ce vieux politicien qui lui dit que s’il fait suffisamment de trucs méchants, il finira avec assez de pouvoir pour sauver sa dulcinée des griffes de la mort. Au départ, il se dit : “Ouais je sais pas, ça m’a pas l’air très scientifique tout ça quand même”. Et puis ça devient : “C’est bon tu m’as eu grand fou, je marche !”. Et finalement la personne qu’il voulait sauver se laisse mourir de chagrin parce qu’il est devenu un monstre à côté duquel elle ne veut pas avoir à vivre…
On est tous passés par là. Non ? D’accord, il est fort possible que ça vienne d’un film pas très scientifique en soi et oui, probablement, la fille qui meurt à la fin aurait peut-être pu essayer le divorce avant d’en arriver à cette extrémité. Les prophéties auto-réalisatrices peuvent grossièrement se résumer ainsi : la peur n’évite pas le danger. Par contre, elle peut le provoquer.
Dans le cas qui nous intéresse, une variante pourrait très bien être : si ces derniers temps les gens utilisent un peu plus votre console pour le divertissement que pour les jeux, ça ne veut pas dire qu’ils veulent moins jouer. Par contre, si vous ne sortez plus d’aussi bons jeux qu’avant parce que vous avez préféré mettre le paquet sur le divertissement après avoir lu la première partie de ce paragraphe, il est presque garanti qu’ils ne voudront pas jouer à ces jeux. Et au final, votre seul point fort sera effectivement le divertissement.
C’est certes une variante plus longue et il est peu probable qu’on arrive à en tirer une maxime digne de ce nom, je vous l’accorde.
CONCLUSION
Entrevoir une direction que pourrait prendre l’industrie du jeu vidéo n’est pas voir la direction qu’elle prendra de facto. D’un autre côté, beaucoup d’argent ayant déjà été investi dans cette aventure et la métamorphose concernant l’ensemble de l’entreprise, il apparaissait logique que Xbox aille dans le même sens. Après tout, la situation aurait pu être différente si quelqu’un avait réussi à concevoir un jeu au gameplay exceptionnel, innovant et fun, ne fonctionnant qu’avec Kinect, quelque chose faisant passer la caméra du statut de gadget à celui de plateforme à part entière.
Microsoft était en droit d’imaginer qu’un tel jeu pourrait émerger dans un avenir proche. Spoiler alert, ça n’a pas été le cas et le moins qu’on puisse dire c’est qu’aucun jeu estampillé Kinect ne fut capable d’exploiter au mieux cette technologie tout en étant un best-seller. Plus embêtant encore, les jeux édités par Microsoft (donc le fabricant) donnaient l’impression que la marque ne savait pas quoi faire de cette caméra, si ce n’est singer le type de jeux qu’on trouvait chez une certaine marque nippone. Difficile à accepter quand on nous vend ça comme le futur du jeu vidéo, surtout quand on nous donne en même temps l’impression que, pour se faire, il a fallu délaisser les jeux traditionnels.
Pour être impartial, il faut rendre à Don ce qui appartient à Xbox : l’entreprise éditait beaucoup de jeux, la question ne se pose pas sur la quantité mais sur la qualité. La marque verte avait confiance dans ses studios, dans ses jeux et dans la pérennité de la place de choix qu’elle s’était faite dans le cœur des gamers. C’est bien ce dernier point qui posa problème. En étant convaincue de son assise, Xbox mit le paquet sur Kinect et le divertissement et, si les deux étaient facultatifs sur Xbox 360, ils devinrent partie intégrante du design du projet Durango, que nous autres, simples mortels à la connexion internet capricieusement intermittente, ne découvririons que deux ans plus tard sous un autre nom : Xbox One.