Les mondes ouverts ont toujours fait partie du paysage vidéoludique. De The Legend of Zelda sur NES à Kingdom Come Deliverance sur Xbox One et autres, ce type de jeux a connu une véritable explosion sur PS2 avec la sortie de Grand Theft Auto 3 qui marqua - et c’est peu de le dire - le début d’une nouvelle ère. Une ère où le jeu a cessé d’être linéaire, scripté, de n’être qu’un tunnel d’un début vers une fin ; un “super-jeu” en quelque sorte. Mais, si la proposition et, surtout, le contenu d’un GTA 3 restaient encore dans le pur cadre du jeu vidéo, nous pouvons dire aujourd’hui que bien du chemin a été parcouru, et que le monde ouvert de 2001 est aux antipodes de celui de 2019.
Cartes fourmillant d’objets à récolter, des milliards de lieux à découvrir et autres quêtes fedex toutes plus inintéressantes les unes que les autres. Le contenu de ces titres en monde ouvert n’a fait qu’augmenter plus que de raison faisant exploser le taux de suicides chez les chasseurs de succès. Pire, ces jeux n’ont cessé de se complexifier à travers les années offrant toujours plus de réalisme aux joueurs.
Aujourd’hui, nous allons essayer de déterminer si oui ou non nous pouvons encore parler de divertissement ou au contraire de simulation en s’appuyant sur des exemples récents tels que le frustrant No Man’s Sky ou bien encore l’épuisant Ghost Recon Wildlands. Attention, je précise bien que je définis un jeu en monde ouvert comme un jeu qui propose une navigation fluide et donc sans chargements au sein d’un espace donné dans lequel l’ensemble des évènements de l’histoire se produisent. J’exclue donc The Witcher 3, Metal Gear Solid V et Dragon Age Inquisition de ma démonstration. Car ces derniers ne sont finalement pas vraiment des mondes ouverts, fonctionnant davantage par le biais de vastes zones à explorer. Un conseil : mettez le café à chauffer.
Un problème de contenant plus que de contenu
On ne le présente plus, No Man’s Sky est un jeu par définition sans limite puisqu’il génère de façon procédurale des milliers voire des millions de planètes différentes aux biomes plus ou moins distincts. On pourrait argumenter un peu à ce sujet-là en pointant notamment du doigt un certain manque de variété. Certes, il n’empêche que les possibilités, elles, sont théoriquement infinies. Si la promesse est alléchante, elle peut vite devenir vertigineuse voire être un vrai casse-tête pour le joueur. Car, en tant que cosmonaute à la recherche de vos origines, vous allez devoir effectuer des sauts de puce entre différentes planètes et autres systèmes solaires, notamment pour accumuler des ressources permettant de fabriquer les objets dont vous avez besoin pour progresser (pièces détachées, éléments chimiques, morceaux de technologies, etc…).
Le problème, c’est qu’il n’y a que ça. Le système de crafting est le seul élément réel de gameplay. D’où un sentiment de répétitivité accru chez le joueur. En même temps, comment en vouloir à Hello Games ? Leur jeu ne comportant théoriquement aucune fin, avec une infinité de lieux à explorer et donc une infinité d’objets et de ressources à récupérer…comment est-ce possible de maintenir un concept de jeu tout au long de la partie et, surtout, comment est-ce possible de le rendre amusant, divertissant jusqu’au “bout” ? C’est impossible. On pourrait dire la même chose de la narration qui n’est là que pour rendre le voyage un peu plus supportable pour l’explorateur de l’espace en herbe. Mais, essayer de mettre de l’histoire - et quand je dis “histoire”, je parle d’une vraie avec une situation initiale, un élément perturbateur, des péripéties et une conclusion - dans un titre tel que No Man’s Sky c’est prendre le risque de se retrouver avec 10 fois moins de confiture qu’il n’y a de tartine. On se retrouve avec une pseudo-narration qui ne sert finalement que de carotte pour motiver tant bien que mal le joueur tant le rythme entre chaque évènement scénaristique est distendu. In fine, on se moque bien du destin ou de l’origine de notre avatar. Car, ces derniers nous semblent trop difficiles voire impossible à découvrir. Il devient vite compliqué de justifier l’investissement envers le jeu.
Pourtant, malgré son gameplay faiblard et sa narration presque absente, No Man’s Sky m’envoute et me procure une sensation que je ne saurais vraiment décrire. Il y a ce “je-ne-sais-quoi” qui m’y fait revenir de temps en temps ; à chaque fois que je ressens le besoin d’avoir mon fix d’exploration spatiale. Inlassablement, je récolte différents minerais afin de produire d’autres objets qui me serviront peut-être dans ma progression. Qu’importe. Car, tout ce processus, atterrir sur une planète inconnue, explorer les environs, récolter ce que je peux y trouver, crafter, réparer, etc…me procure une sensation agréable. Le sentiment d’une journée de travail bien remplie. À chaque fin de partie, je suis capable de quantifier le minerai accumulé, les objets récupérés, les quêtes fedex accomplies. Ma partie devient finalement un outil pour mesurer ma productivité au sein du jeu sans qu’aucune once de plaisir n’ait été ressentie durant mes 11 ou 12 heures passées sur No Man’s Sky. C’est vous dire s’il y a un souci quelque part.
Des mondes ouverts de plus en plus injustifiés
Je n’irai pas par quatre chemins, Ghost Recon Wildlands (GRW) est l’un de mes jeux préférés de tous les temps pour des raisons diverses et variées ; sa forte dimension role play, notamment. Puis, je dois tout de même confesser un certain attrait pour tout jeu me permettant de tirer sur des sacs à viande tout en m’astiquant la nouille devant mon équipement. Saupoudrez le tout d’un soupçon de tactique et là je perds tout contrôle. Bref, GRW est le Metal Gear Solid dont j’ai toujours rêvé.
Pourtant, je ne peux m’empêcher d’entendre les critiques à son égard : manque de variété dans les différentes situations rencontrées, remplissage évident avec une multitude d’objectifs secondaires dont on se fout royalement, assets utilisés ad nauseam (qu’on ne me dise pas que les villages et villes ont tous une identité propre dans ce jeu ou qu’aucune base ne ressemble à une autre). Là encore, on trouve des symptômes bien connus des mondes ouverts d’aujourd’hui : le remplissage et le manque de diversité. On pourrait même parler ici, d’une histoire prétexte, anecdotique. Je dirais même pire, je ne crois pas que le monde ouvert de GRW soit justifié. En effet, ce dernier n’a absolument aucune raison d’être ; tout simplement parce qu’il n’influence en rien l’expérience de jeu. Le type de climat rencontré ne joue même pas sur votre visibilité. C’est dire ! J’ai fait une succession d’opérations au beau milieu de plaines enneigées fringué d’un treillis vert sans problème. Où est donc la cohérence du monde ici ? Nulle part !
Les quatre types de climats n’ont in fine aucun impact sur l’expérience de jeu. De plus, je ne vois pas une seule mission de la campagne principale que je n’aurais jamais pu faire dans un jeu linéaire. Des missions scénarisées, balisées et scriptées auraient sûrement été bénéfiques pour le jeu. Alors, oui, vous me répondrez “Et la durée de vie, alors ?”. Eh bien, je vous renvoie amicalement vers l’un des épisodes de notre podcast Bruit de Fond qui traite justement de cette problématique dans notre passe-temps préféré.
Finalement, si je faisais le bilan du temps passé sur GRW, je dirais que mon ressenti ressemble peu ou prou à celui que j’ai eu sur No Man’s Sky jusqu’à présent : je ne me suis finalement que peu amusé sur les 150 heures que j’y ai passées. Réitérer inlassablement les mêmes actions m’ont finalement donné l’impression, encore une fois, d’avoir un deuxième boulot à plein temps. Vendeur le jour. Membre d’une unité d’élite la nuit. C’est précisément ça qui m’inquiète.
Un modèle contre-nature
Alors, comment ne pas s’interroger face aux annonces de jeux en monde ouvert toujours plus massifs ? Beyond Good & Evil 2 et Star Citizen sont les meilleurs exemples pour illustrer ce phénomène. On nous promet des mondes persistants aux possibilités infinies comme si le projet pour les développeurs n’était plus de faire un jeu unique mais au contraire d’en proposer une multitude au sein du même jeu. La première question qui se pose donc c’est comment, humainement, cela sera-t-il possible de “remplir” ces mondes pour les rendre vivants et, surtout, intéressants.
Jade Raymond (ex-boss d’EA Motive, elle dirige depuis Mars 2019 Stadia Games and Entertainment chez Google) avait exprimé l’an dernier la possibilité d’utiliser l’intelligence artificielle directement intégrée dans le moteur Frostbite (le moteur d’Electronic Arts) afin de proposer du contenu de façon continue dans le jeu. Implanter des assets que l’IA aura elle-même créés, c’est tout à fait plausible. Cependant, je doute fort que l’IA sera assez développée d’ici quelques années pour écrire elle-même des histoires ou des quêtes avant de les implémenter dans le jeu, et d’assurer leur cohérence globale.
Donc, finalement, aussi grandes soient les ambitions des développeurs, elles seront toujours confrontées aux limites techniques et humaines qu’impose le besoin d’animer les mondes froids qu’ils conçoivent. La notion de jeu est visiblement déjà affectée par ces deux facteurs. Pourtant, nous, joueurs, nous régalons de ces mondes ouverts que les Ubisoft et consorts nous vendent. Nous en redemandons même quitte à se plaindre encore et encore des problèmes évoqués plus haut, qui semblent affecter systématiquement tout jeu de ce type aujourd’hui. Peut-être que la réponse est tout simplement que nous n’y cherchons pas forcément de l’amusement mais bien plus : une certaine immersion dans un ou des mondes virtuels donnés.
Peu importe si nous ne nous amusons pas autant que sur un jeu où l’expérience y serait plus contrôlée (Crazy Taxi par exemple, qui est, lui aussi, l’un de mes jeux de coeur) tant que nous vivons, que nous ressentons ce qu’il y a à l’écran. Je pourrais citer par exemple Kingdom Come Deliverance, qui, malgré l’épuisement physique et mental qu’il a engendré chez moi, m’a fait vivre des choses que je ne m’imaginais pas possibles dans un média tel que le jeu vidéo. Il y a également un aspect sécurisant au monde ouvert car on peut en faire un peu ce que l’on veut. Si une quête ne nous convient pas, nous pouvons toujours la mettre de côté et passer à une autre. Quand nous ne voulons pas particulièrement jouer, il nous reste toujours la possibilité de flâner virtuellement. D’ailleurs, Red Dead Redemption 2 est probablement la meilleure simulation de flânerie à ce jour - et c’est un compliment.
D’un autre côté, il faut aussi essayer de se mettre dans les pompes de l’éditeur qui lui, derrière, va devoir vendre le jeu. Pour le vendre, il faut bien le marketer et on peut comprendre que mettre en avant un gameplay particulier ou tout autre aspect du jeu est autrement plus difficile que de faire la promotion d’une carte plus grande que celle du voisin car cela est aisément chiffrable. La subtilité d’un gameplay, elle, peut potentiellement échapper au public cible tandis que les assommer de paysages de rêves plus facilement imprimables dans les esprits s’avère probablement plus efficace.
Mais, je pose tout de même la question suivante : n’est-ce donc finalement pas contre-nature de proposer des mondes ouverts toujours plus gigantesques remplis de néant, où seule l’imagination des joueurs reste le seul remède à l’ennui ? Je suis convaincu que oui car, pour moi, la perspective de voir vivre un jour de vrais mondes virtuels sur consoles ou PC ne restera qu’un rêve lointain, inatteignable car constamment dépassé par les ambitions de ses créateurs.