Il était difficile de louper la grosse annonce de Google hier. Stadia est donc un service de streaming de jeu vidéo annoncé par le géant américain, à la manière de ce que fait déjà le français Shadow depuis un moment. Les moyens de Google sont par contre autrement plus importants pour arriver à se tailler une part du gâteau, et un développeur donne son avis sur la question.
Ce développeur, c’est Tim Soret, que nous avions interviewé à propos de son jeu The Last Night il y a un an. Son jeu cyberpunk avait fait sensation à la conférence Xbox de l’E3 2017 et Tim donne aujourd’hui son avis sur ce que apporter un service tel que Stadia au jeu vidéo. L’occasion de voir que les questions soulevées vont bien au-delà de ce qu’on pourrait imaginer.
Inévitablement, le modèle économique traditionnel des jeux va évoluer, tout comme avec la musique et le cinéma.
Le jeu vidéo a été l’une des premières industries culturelles à passer à la dématérialisation avec Steam en 2003. Jusqu’à présent, le jeu vidéo est resté à l’état de 2003, alors que la musique et les films ont progressé.
Avantages du jeu vidéo dans le cloud
Il rappelle ainsi que les vidéos et la musique peuvent dès aujourd’hui être consommés immédiatement et de n’importe où. Alors que pour les jeux vidéo, il faut :
- Avoir le bon matériel
- Avoir assez d’espace
- Acheter des disques ou télécharger de lourds fichiers
- Attendre de longues installations
- Subir de nombreuses mises à jour
Aujourd’hui selon lui, on ne peut pas jouer instantanément à la plupart des jeux.
Bien sûr, PlayStation Now, OnLive & Shadow existent. La technologie est viable, ça marche.
Google n’apporte techniquement rien de nouveau. Mais pour une raison quelconque, ces plates-formes ne sont pas aussi omniprésentes que Amazon Prime, Netflix ou Spotify dans leurs domaines respectifs.
Il explique que Google a peut-être sa part à prendre dans tout ça. Youtube en tant que plateforme de lancement enlève tout de suite un frein important pour les développeurs de jeux. Il voit également dans ce type de plateforme d’autres avantages qui ne sont pas forcément poussés par Google :
- L’indépendance hardware : voilà qui devrait tuer le cycle de console tel qu’on le connait depuis que les consoles existent. Plus besoin de racheter du matériel pour jouer aux derniers jeux. La plateforme est dans le cloud, et les jeux sont jouables tout le temps.
- Pour les développeurs : une seule plateforme sur laquelle développer (les serveurs) et qui peut déployer rapidement et partout leurs jeux. Des mises à jour en direct, un multijoueur cross-platform, du multijoueur en split-screen automatique, et un multijoueur qui ne peut pas être trafiqué. Au final : des millions économisés, un développement plus facile et des jeux plus ambitieux.
- Bonus écologique : quand vous n’utilisez pas votre machine qui sert à jouer, elle a été produite au final pour rien. Créer, produire et envoyer 100 millions de consoles quand elles restent dans un placard ou qu’elles sont éteintes quand on travaille ou qu’on dort n’est pas terrible. Les serveurs sont beaucoup plus efficaces car ils servent toujours à quelqu’un. Selon lui il n’y a pas besoin de 100 millions de serveurs pour faire jouer 100 millions de joueurs. Peut-être que 20 ou 30 millions de serveurs suffiraient. Enfin, les serveurs tournent souvent sur une énergie propre.
Désavantages du jeu vidéo dans le cloud
Mais tout n’est pas forcément rose pour autant. Tim soulève également des inquiétudes quant à ce genre de service.
- Moins de contrôle quant au contexte et à la façon dont les jeux peuvent être appréciés. Tous les jeux peuvent-ils être appréciés n’importe où, sur n’importe quelle plateforme ?
- L’ultra-accessibilité et l’abondance de jeux pourrait mener à une dévaluation massive du jeu vidéo
- Que ce soit pour un modèle Free to Play ou un modèle à souscription, la compétition se fera moins sur l’argent généré et davantage au niveau de l’attention et la rétention des joueurs (déjà le cas aujourd’hui sur le modèle Free to Play).
- Si les développeurs sont sont payés au temps passé sur leur jeu, alors ils ont tout intérêt à allonger leurs jeux et implémenter des mecaniques addictives / de rétention du joueur comme en F2P, alors qu’il n’aura jamais été aussi facile pour les joueurs de sauter d’un jeu à l’autre. « Je déteste déjà ça » dit Tim Soret.
Le format façonne le contenu. Ou, le médium est le message.
C’est pourquoi les émissions de télévision avaient l’habitude d’avoir des cliffhangers. C’est pourquoi les jeux Free to Play suivent tous les mêmes modèles de conception.
Le game design ne consiste plus à maximiser le plaisir, mais à maximiser les profits.
Mais les principales préoccupations de Tim Soret vont au-delà du simple jeu vidéo, et portent plutôt sur le parti pris politique de Google, la vie privée, la modération peu transparente et l’application de la morale aux États-Unis. « Jusqu’à présent, Google a un bilan horrible. Si vous examinez la démonétisation aléatoire injustifiée qui frappe les YouTubers, nous, les développeurs, devrions nous inquiéter. »
L’art n’est pas censé être sans danger. L’art n’est pas censé être politiquement correct. L’art n’est pas censé être puritain. L’art n’est pas supposé épargner les sentiments.
Il est censé vous réveiller, vous faire réfléchir, secouer les pensées prédigérées, vous aider à éviter les choses et à voir les choses différemment.
On voit bien qu’avec une telle plateforme massive qui contrôle la façon dont le jeu vidéo est hébergé et diffusé, les questions vont bien au-delà des simples considérations de joueurs.
Comment Google va-t-il gérer les jeux violents ou sexuellement suggestifs ? Google pourrait-il protéger des jeux tels que The Last of Us, Mortal Kombat ou Dead or Alive ? Vont-ils résister à la pression de censure des militants et des journalistes ?
C’est la grande question pour moi.