Le Japon n’est pas une terre d’accueil pour Microsoft et cela ne date pas d’hier. Une situation très souvent actée, trop peu souvent expliquée. Plus qu’une business venture, la présence d’Xbox au Pays du Soleil Levant tient peut-être plus du chemin de croix. Une traversée du désert que nous allons tâcher de décortiquer sans prétention et avec beaucoup de remuages de couteaux dans les plaies.
Comme un air de shōnen
Pour tenter de comprendre les relations entre Microsoft et le Japon, il faut d’abord se remémorer quelques douloureux souvenirs de notre enfance. On a tous connu quelqu’un dans notre vie (si ce n’est soi-même) qui voulait sortir avec la fille ou le gars la/le plus cool du collège ou du lycée. Pas de chance pour cette personne, ce sentiment n’était pas réciproque. Situation difficile, frustrante et même incompréhensible parfois. Eh bien, Microsoft est cette personne. Le Japon, lui, semble presque inaccessible.
On a beau parler de jeux vidéo sur Xboxygen, il est tout de même nécessaire de se pencher un peu sur leur contexte pour mieux les comprendre. Étant une firme américaine en territoire autrefois colonisé suite à la victoire des Alliés en 1945, on pouvait facilement s’attendre à un peu de méfiance et de scepticisme de la part du public japonais. Passons les leçons d’Histoire, là n’est pas (vraiment) le sujet. Il faut dire que l’équipe à l’origine de la première Xbox, et comme beaucoup de gens à l’époque, étaient d’absolus férus de jeux vidéo nippons. A commencer par l’initiateur du projet, Seamus Blackley, qui s’est d’ailleurs retrouvé à courir le Pays du Soleil Levant avec l’espoir de signer quelques contrats avec des grands studios tels que Capcom, Konami, Sega et bien sûr Level 5 qui leur fera faux bond plus tard. Plus que du fanboyisme, on peut carrément parler d’adoubement ou plutôt de la recherche d’une certaine forme de reconnaissance de la part des parrains du secteur. Nintendo et Sony ont d’ailleurs été sollicités respectivement par Ed Fries (le boss de Microsoft Studios de l’époque) et Bill Gates pour des demandes de partenariat bien avant que l’idée de la DirectXbox ne germe dans l’esprit des whiz kids américains. Demandes qui ont à l’évidence été déclinées. Les grands pontes de Microsoft voulaient effectivement que Satoru Iwata et Nobuyuki Idei, alors PDG respectifs de Nintendo et Sony, adoptent leur software pour leurs futures consoles de jeux. Gates serait d’ailleurs parti furieux de sa réunion avec Idei, à la grande surprise du businessman japonais. Malheureusement pour Microsoft, le simple fait de dire que l’entreprise va se lancer dans le jeu vidéo fait office de blague et ne convainc finalement pas grand-monde.
On est à la fin des années 90 et Sony déclare que sa future PS2 va bientôt devenir la machine ultime de tous les salons du monde. Les marketeux du géant japonais en font des tonnes et n’hésitent pas à pointer du doigt le PC en expliquant que la période post-ordinateur est inévitable. Un discours qui est reçu comme une véritable déclaration de guerre du côté américain. Sentiment qui mettra donc en branle la conception de la console qui donnera plus tard naissance à la marque Xbox. Microsoft se sent acculé. Il faut réagir le plus vite possible et barrer la route à Sony.
C’est en 1999 pendant un vol Boston-Seattle que Seamus Blackley a l’idée de concevoir une console de jeux afin de contrer le géant japonais. Blackley est encore un jeune loup chez Microsoft qui ne demande qu’à faire ses preuves après le scandale provoqué l’an passé par Trespasser sur PC ; titre dont il était le chef de projet ainsi que le Lead Programmer. A son arrivée, il déboule à son bureau et dit à ses collègues que le seul moyen d’empêcher Sony d’accéder aux salons américains et du reste du monde, est de créer une console. Avec le temps et à force de persévérance, de plus en plus de personnes se joignent à sa cause jusqu’à attirer l’attention de Bill Gates qui leur donnera plus tard le feu vert. L’équipe n’a alors que 18 mois pour sortir une console. Tout le monde est motivé et y croit. Il ne reste plus qu’à se mettre au travail. Tels des héros de shōnen, les geeks de Redmond devront se retrousser les manches et prouver à cette industrie un peu froide -voire hostile- qu’ils ont eux aussi quelque chose à offrir.
Maintenant que nous avons tous nos protagonistes, un grand méchant, un but et un contexte, notre shōnen américano-japonais peut véritablement commencer. Mais, on verra cela la semaine prochaine.
Les pieds dans le tapis
Sony lance sa Playstation 2 le 4 mars 2000 au Japon. Le quartier d’Akihabara à Tokyo est pris d’assault par les fans de la marque. C’est l’hystérie absolue. Des émeutes éclatent. 600 000 consoles se vendront ce jour là. Playstation est catapulté au firmament en moins de 24 heures. La console surfe sur le succès de sa grande sœur grâce à la rétro-compatibilité. Son prix est assez élevé mais reste correct : 29,800 yen (225 $). Le public japonais se jette littéralement dessus -principalement expliqué par son lecteur DVD peu cher face à la concurrence. Sony balance ses poids lourds : Gran Turismo 3, The Bouncer, Kessen et Dark Cloud. Le géant japonais est seul sur le marché sans personne pour l’arrêter. Même les faibles ventes de jeux n’arrivent pas à l’inquiéter.
Ce n’est que deux ans plus tard qu’Xbox entre dans la danse : le 22 février 2002. Le directeur de la branche japonaise de Microsoft et bientôt d’Xbox, Hirohisa “Pat” Ohura, pilote le projet depuis l’an 2000 pour préparer notamment la mise en place du Xbox Live sur le territoire. L’équipe japonaise est néanmoins très jeune, “trop jeune” dira Robbie Bach bien des années plus tard. Elle manque d’expérience et d’aura auprès des développeurs japonais. Les discussions avec eux sont compliquées. Les studios et les artistes du pays boudent la marque qui est considérée comme une intrus, un OVNI dont personne ne cerne vraiment bien les enjeux. Dans le fond, comment leur en vouloir ? Le Microsoft d’alors ne représentait rien d’autre qu’Office et autres outils bureautiques et de productivité. L’image que l’entreprise renvoyait était incompatible avec le jeu vidéo. Tout du moins, c’est ce que les gens pensaient, et pas qu’au Japon d’ailleurs. L’équipe Xbox Japon est tout de même empreinte d’un certain optimisme voire d’une foi vis à vis de son produit.
La console ne convainc pas le public japonais en partie à cause de son prix (34,800 yen) beaucoup trop élevé face à la concurrence : PS2 (29,800 yen), Gamecube (25,000 yen). La manette “Duke” est beaucoup trop grosse pour les mains des joueurs asiatiques. La machine elle-même est trop imposante pour un peuple majoritairement urbain. Les appartements japonais étant très petits à cause d’un cruel manque d’espace dans les grandes villes, la Xbox ne pouvait tout simplement pas correspondre à un tel public. Un grand ponte du jeu vidéo nippon aurait même dit à Blackley alors qu’il le recevait pour la première fois dans son studio : “Je suis inquiet quant à votre capacité à concevoir une console de jeux”. Bonjour l’ambiance.
Outre sa taille beaucoup trop importante pour les Japonais, il faudra compter un peu plus tard sur des rumeurs de défaillances techniques sur le lecteur DVD de la machine pour finir de tuer dans l’oeuf la naissance de la marque Xbox au Japon. Les consommateurs de l’Archipel étaient convaincus que le lecteur de la console rayait les disques au point même de les endommager. Les japonais enterrent vite cette console qui ne semble pas leur correspondre. « De l’espionnage industriel » assure Peter Moore, le boss de la marque durant la période 360. Bilan : il n’y avait pas plus de défaillance que d’analyse de phases topographiques du gaz d’électrons bidimensionnels par un résonateur coplanaire dans un épisode des Marseillais, au grand dam de votre serviteur.
La campagne marketing de Microsoft n’a peut-être pas non plus été adaptée au marché visé. Présenter Bill Gates en train de brandir un burger dans une main et de l’autre un pad Xbox (la fameuse manette S réservée au Japon) faisait tout de même un peu gag. Faire équipe avec un artiste national reconnu de l’époque aurait sûrement permis aux consommateurs nippons de mieux s’approprier la console mais surtout de gommer le trop-plein d’américanisme dont personne ne voulait dans l’Archipel.
Pendant ce temps là, Sony fait son petit bonhomme de chemin et continue de surfer sur la vague Playstation. Ils rassemblent les artistes tandis que Microsoft fait de la drague aux développeurs. La PS2 ramasse tout. La Xbox passe le balai et peine à trouver des studios pour leur développer des exclusivités. Pire, quand ils en trouvent, cela ne se passe pas tout à fait comme prévu. On peut notamment évoquer le cas True Fantasy Live Online (TFLO), MMORPG exclusif à la Xbox qui était développé par Level 5 (Dark Cloud, Professeur Layton, Yo Kai Watch, Inazuma Eleven). Le studio et Microsoft ont du mal à communiquer, à se faire comprendre. Très vite, il faut gérer les frustrations des uns et des autres. TFLO a beau être jouable, il n’est cependant pas à la hauteur des attentes des deux parties. On parle à l’époque d’un développement qui traîne en longueur sans pour autant montrer des résultats probants. Le jeu est officiellement annulé en juin 2004 à quelques mois de sa sortie seulement. Un cas qui en rappelle un autre beaucoup plus récent ; vous l’aurez deviné, je veux parler de Scalebound. A noter également que TFLO était développé en partenariat avec Factor 5 qui était déjà à l’oeuvre sur le remake PS2 de Dragon Quest VIII (premier Dragon Quest à être paru en France d’ailleurs, ndla). De là à dire que la technologie mise au point avec le portefeuille de Microsoft sur TFLO est passée sur DQ VIII, il n’y a qu’un pas.
2002, les ventes de la Xbox sont moribondes, la marque Xbox ne semble pas accrocher dans l’esprit des joueurs japonais et, pourtant, l’équipe Xbox Japon est tout de même empreinte d’un certain optimisme voire d’une foi vis à vis de son produit. Dans une interview accordée au magazine américain GamePro le 19 février 2002, donc quelques jours à peine avant le lancement de la console au Japon, Ohura montre à quel point Xbox est déterminé à devenir le premier constructeur sur le territoire.
GamePro : Pourquoi le marché japonais est-il si important pour Microsoft ?
Ohura : Le marché japonais nous est crucial car il est l’un des trois plus gros marchés mondiaux. De plus, les entreprises qui y créent du contenu créatif nous permettront de démontrer la puissance de la Xbox qui du coup la rendra plus populaire dans le reste du monde. Nous nous concentrons donc bien évidemment sur ce marché.
GamePro : Quels jeux, pensez-vous, intéresseront les japonais ?
Ohura : Je crois que les 12 titres de lancement sont supers. Dead or Alive 3 est probablement celui qui aura le plus de succès le plus tôt. Mais, Double Steal (alias Wreckless) et Genma Onimusha rencontreront également beaucoup de succès.
GamePro : Pourquoi ne pas avoir inclus au lancement des jeux très populaires aux USA tels que Halo ?
Ohura : Nous pensons que Halo sera très populaire au Japon mais nous voulons prendre notre temps pour le sortir. Car, nous souhaitons qu’il soit localisé de la meilleure manière possible. Halo sortira au Japon dans les deux mois qui suivront le lancement. Je crois que la date officielle est le 25 avril.
GamePro : Sony a récemment présenté sa stratégie concernant le online pour le monde entier qui inclut un réseau haut débit à grande échelle pour la Playstation 2. Qu’en pensez-vous ?
Ohura : Ça fait longtemps que Sony promet une stratégie sur le haut débit. Il y a deux jeux qui sont intéressants pour le online pour l’instant avec Final Fantasy XI qui est probablement leur plus gros titre. Mais le problème c’est que l’entreprise se cherche toujours concernant un scénario où les joueurs Playstation 2 auront un disque dur et un modem haut débit dans leur console produite en masse. Malgré toutes les annonces faites jusqu’à présent, ils ne sont pas encore au niveau de Xbox en matière de hardware.
GamePro : Vous êtes-vous fixé un but en termes de part de marché ?
Ohura : Eh bien, notre but ultime est de devenir numéro un sur le marché. Notre vision de manière générale s’inscrit dans la durée donc, oui, nous sommes là pour gagner.
GamePro : Vous pensez qu’il y a de la place pour trois consoles différentes sur le marché à l’heure actuelle ?
Ohura : Je pense, oui. Notamment lorsque l’on considère la part grandissante du jeu en ligne. Nous pensons qu’il y a assez de place pour que trois concurrents s’en sortent bien.
GamePro : Quelles sont les étapes que Microsoft doit encore prendre pour lever toutes les barrières qui pourrait empêcher Xbox de marcher au Japon ?
Ohura : Eh bien, il faut dire qu’il y avait un problème de perception au tout début. L’industrie se posait la question “Est-ce que Microsoft peut faire du hardware ? Est-ce qu’ils peuvent comprendre l’industrie du jeu vidéo ?”. Puis, quand il ont vu à quel point le lancement aux États-Unis a été un succès, ils n’ont plus eu de doutes concernant le hardware. Les gens ne nous perçoivent plus de cette façon dorénavant et cela nous a permis de proposer des jeux made in Japan sur Xbox.
GamePro : Est-ce que les japonais ont été réticents à la taille de la console ?
Ohura : C’est une question intéressante car quand nous avons présenté la Xbox aux médias japonais, ils étaient unanimement d’accord pour dire qu’elle était trop grosse. Par contre, quand on a fait un sondage auprès de nos utilisateurs, je pense que les gens ont commencé à l’apprécier malgré sa taille. Elle est imposante mais pas de façon négative. Je crois que les utilisateurs commencent à penser que plus une console est grosse plus elle correspond à l’image d’un produit de qualité. Ce qu’il faut voir c’est qu’elle est imposante parce qu’il y a énormément de choses à l’intérieur. Nous insistons sur la présence d’un disque dur, d’un modem et le fait qu’elle propose des graphismes de niveau supérieur. De plus, les home cinémas sont en vogue au Japon donc il est important de pouvoir proposer du Dolby 5.1. Nous essayons de faire du 5.1 la référence dans l’industrie du jeu vidéo.
GamePro : Quels genres de jeux aimez-vous ?
Ohura : Eh bien, je suis né au Japon mais j’ai été élevé aux États-Unis donc j’adore les jeux de sports : football US, baseball et -mon préféré- basketball. NFL Fever a aussi été une grande surprise pour moi.”
Le 1er janvier 2003, soit moins d’un an après cette interview, Ohura devra abandonner ses fonctions au sein d’Xbox Japan et retourner à Seattle aux États-Unis. Officiellement, la décision de le rapatrier vers la maison mère ne serait pas liée aux ventes décevantes de la console au Japon. La responsable des relations presses de l’époque, Bridgitt Arnold, a indiqué qu’Ohura serait précieux pour Microsoft dans la coordinations des équipes situées au Japon.
Hirohisa “Pat” Ohura avait rejoint Microsoft en 1986 avant de partir pour le Japon en 1990. Il sera nommé PDG d’Xbox Japan en Avril 2000 et jouera un rôle déterminant dans la mise en place du Xbox Live sur le territoire. Il travaille depuis 2015 en tant que Directeur des Affaires Internationales pour Ubiquitous AI Corp., une société japonaise de développement de logiciels.