Ninja Theory est une équipe de développement britannique passionnante. Passionnante dans le sens où elle a toujours essayé de placer la narration à un niveau supérieur en adéquation avec le média référentiel qu’est le cinéma. Ils ont dès le début opté pour une approche qualitative en utilisant des acteurs confirmés et talentueux pour toutes leurs séquences de motion capture narrative. Leur premier jeu, Heavenly Sword, était loin des canons du beat them all mais offrait dans ses séquences narratives une prestation jamais vue jusqu’alors grâce au talent et à l’implication du comédien Andy Serkis couplé à une réalisation de haute volée. Une expérience qui s’impose comme la carte de visite du studio avec Enslaved, et leur reboot de Devil may Cry. Hellblade : Senua’s Sacrifice marque un tournant pour Ninja Theory et aussi un challenge de taille, celui de faire vivre aux joueurs une expérience sensorielle unique aux confins de la folie et ce de façon totalement indépendante, sans aucun éditeur. Fort de son expérience passée, Ninja Theory a toutes les cartes en main pour réussir et nous plonger dans un abîme que l’on espère en tous points mémorable...
La psychose et ses hallucinations au casque
C’est durant son chargement que Hellblade : Senua’s Sacrifice glisse deux avertissements primordiaux. L’un préconise de jouer avec un casque afin de profiter au mieux de l’expérience, on y reviendra un tout petit peu plus tard, l’autre met en exergue le thème principal du jeu, à savoir la psychose de l’héroïne, Senua, et met en garde sur le côté dérangeant que pourraient avoir certaines représentations du jeu sur certaines personnes. Car dans Hellblade tout est affaire de folie et cet avertissement fait d’emblée office de gros spoiler en donnant un nom sur la pathologie de l’héroïne. Hellblade est une longue descente dans la psyché de Senua, de ses traumatismes, une lutte interne contre sa propre folie. Sa quête visant à libérer l’âme de son défunt amour, en amenant sa tête décharnée au cœur de l’enfer de la mythologie nordique “Helheim”, apparaît dès le début comme le voyage interne de Senua ôtant au joueur un doute qu’il aurait sûrement aimé apporter avec lui.
Senua est une guerrière emplie de doutes et de peurs qu’elle porte tel un fardeau, assaillie sans cesse par des voix et des représentations malsaines qui viennent jusqu’à l’agresser. Hellblade prend le joueur par la main dès ses premières minutes et lui impose son rythme, lent, oppressant, lourd. Ninja Theory montre tout son savoir-faire artistique, tellement fier de sa maîtrise qu’il induit directement dans le jeu un mode photo pour profiter pleinement des somptueux paysages cauchemardesques et la sublime Senua, toute en puissance, en colère, en fragilité. Un personnage qui prend corps facilement et naturellement grâce à Melina Juergens, l’actrice qui lui prête ses traits et sa performance. Le résultat est bluffant, Senua existe, les émotions par lesquelles elle passe transpirent par sa gestuelle et ses expressions. Si la motion capture était un art, Hellblade en serait sans nul doute l’un de ses plus beaux tableaux. Senua prend totalement possession du joueur, l’envoute, le séduit et l’entraîne en plein cœur de sa folie.
Un tour de force grandement référencé et rendu vivant en partie grâce à sa caution scientifique, Paul Fletcher, professeur de neurosciences à l’Université de Cambridge. La psychose est montrée ici sans fard, sans éléments inutiles, par un éventail assez grand de ses symptômes à la tête desquels on retrouve hallucinations visuelles et auditives. Ce qui me permet de revenir au premier avertissement du jeu : jouer avec un casque audio. Cet avertissement que l’on pourrait considérer comme une simple préconisation est en fait une véritable obligation. Il paraît inconcevable de jouer à Hellblade sans casque sous peine de perdre son excellent sound design.
Senua est sans cesse harcelée par ses voix internes, par les conseils de son amant mort, par sa mère, son père, son mentor. Ces voix volent tout autour d’elle et la retranscription au casque de ces hallucinations est parfaite. Elles trouvent aussi corps dans le gameplay même du jeu : bourdonnement, bruits de source, de vent, craquements du bois, aident souvent à franchir des obstacles, résoudre une énigme, trouver son chemin. Hellblade est une expérience visuelle et sonore unique, qui ne peut laisser personne indifférent…et pourtant aussi réussi soit-il de ce point de vue-là, on se surprend à s’ennuyer par moments, à maudire une nouvelle séquence de combat insipide et interminable, bref à trouver le jeu particulièrement nul alors qu’on le trouvait génial juste avant...
Un traumatisme entre deux chaises
On sent pleinement chez Ninja Theory la volonté de faire un grand jeu narratif s’appuyant sur les symptômes de la psychose. La partie narrative et l’expérience sensorielle qu’elle procure au joueur est incroyablement réussie, c’est dans toute sa partie “jeu” que Hellblade : Senua’s Sacrifice s’écroule totalement. On alterne phases d’énigme/promenade et de combats. Dans les premières, Senua tombe devant une porte fermée sur laquelle se trouvent des runes ; là, elle va devoir revenir sur ses pas, fouiller le décor afin de retrouver ces runes cachées dans les éléments, alignements de perspectives, ombres, jeu de lumière et j’en passe. Rigolo au début, le systématisme de ces phases est particulièrement redondant et peine à cacher sa nature d’augmentation de durée de vie artificielle. Aussi beaux soient les environnements de Hellblade, il y a quand même plus passionnant à faire que des allers-retours, trouver un endroit où les runes volettent autour de Senua pour chercher ensuite le bon angle de caméra afin de focaliser sa vue dessus.
Pour les combats, même… combat ! Senua sort son épée, la visée devient automatique et on part, selon la difficulté du jeu, à enchaîner des fois une dizaine d’adversaires quasi identiques (épée, marteau, marteau et bouclier, grosse hache, etc.) qui apparaissent au fur et à mesure dans une arène fermée. On place nos petits combos, on évite les gros coups, on pare les petits dans l’espoir de placer un contre et surtout on tend l’oreille aux petites voix qui nous avertissent si jamais l’un des gros essaye de nous prendre à revers. Senua a la capacité de se focaliser, ce qui entraîne un gel du temps ou/et fait apparaître les adversaires intouchables. Ce “pouvoir” se recharge en donnant des coups et autant dire qu’on en donne. Mis à part les trois boss rencontrés durant le jeu, les combats sont exaspérants. Ils tombent comme un cheveux sur la soupe, sont longs, fastidieux et peinent aussi à cacher que leur présence n’est due qu’à une volonté de gonfler la durée de vie du jeu.
Mais pourquoi ? Tout donne l’impression que Ninja Theory a eu ce que l’on pourrait appeler la peur du vide, la peur d’assumer pleinement la direction de leur bébé, celle d’un walking simulator narratif à la troisième personne saupoudré de quelques énigmes et de quelques combats. Si on ne cherche pas à trouver toutes les pierres runiques distillant de façon assez maladroite -car détachée en partie de l’histoire de Senua- les contes et légendes nordiques sur lesquels s’appuie le jeu, Hellblade se finit en six ou sept heures. On pourrait facilement lui en enlever une ou deux sans grande perte tout en améliorant grandement son rythme et sans que l’on puisse crier au vol vu que le jeu n’est vendu que 30 euros. C’est bête car certains moments sont réellement mémorables avec de très bonnes idées de gameplay, comme une progression sensitive en pleine obscurité par exemple, mais ils demeurent trop anecdotiques et noyés dans un duo exploration-découverte de rune/combat redondant et lourd.
Hellblade est un jeu montagnes russes capable de nous faire monter au ciel pour nous faire redescendre tout aussi rapidement l’instant d’après. Un jeu boursouflé où les idées excellentes s’avèrent aussi mal mises en œuvre comme cette notion de mort définitive qui efface notre sauvegarde après plusieurs échecs successifs. Un concept très fort représenté par le pourrissement du bras de Senua qui s’étend à chaque mort et qui ne doit en aucun cas atteindre sa tête. Une idée géniale dans son concept sauf que le jeu est tout sauf didactique et il arrive souvent que l’on puisse mourir bêtement sans savoir ce qui nous arrive, ou perdre un combat car on ne maîtrise pas du tout les bases, ses obscurs combos ou ce que le jeu attend réellement de nous. Mais Hellblade c’est ça, un jeu totalement imparfait rempli de fulgurance, portant un sujet passionnant et abordé avec passion.